La nuit venait à peine de tomber lorsque la boîte de soldats s’ouvrit pour la première fois.
L’éclat cru de la lampe révéla leurs uniformes rouges impeccables, leurs fusils miniatures, leur posture fière.
Mais l’un d’eux, le tout dernier, se tenait différemment : un seul pied ancré, l’autre absent.
Un soldat incomplet, mais droit, immobile, presque défiant.
Sa peinture encore fraîche scintillait, mais ses yeux de plomb, eux, semblaient connaître déjà le poids du monde.
C’est alors qu’il la vit.
La ballerine
Sur une petite scène de carton, baignée d’un halo de lumière, se tenait une ballerine de papier.
Son corps délicat semblait sculpté dans un souffle.
Son sourire, fragile et éternel, donnait l’impression qu’un simple courant d’air pourrait le briser.
Le Soldat, cloué sur sa seule jambe, sentit une déflagration silencieuse en lui.
Ce n’était pas de l’amour — c’était plus violent encore.
C’était la certitude qu’elle était l’unique beauté dans un monde qui ne lui offrirait jamais rien.
Il ne pouvait ni bouger, ni parler.
Il ne pouvait qu’aimer.
Le diablotin
Mais dans un recoin de la chambre, sous les ombres animées, un couvercle grinça.
Un diablotin surgissait de sa boîte, ses yeux sombres plantés dans ceux du Soldat.
« Ce regard n’est pas pour toi », cracha-t-il avec un rire métallique.
« Oublie-la. »
Le Soldat ne broncha pas.
Pas un frémissement, pas un tremblement.
Ce silence pourtant alimenta la rage du diablotin, qui se replia dans sa boîte avec un claquement sec.
Un avertissement.
Ou une menace.
Le premier destin brisé
Le lendemain, une bourrasque s’engouffra dans la pièce.
Un souffle froid, brutal… calculé peut-être ?
Le Soldat vacilla, incapable de s’agripper, et tomba du rebord de la fenêtre.
Le choc fut terrible.
Sa vue se brouilla d’étoiles noires.
Le monde au-dessus de lui semblait déjà l’avoir oublié.
Un enfant ramassa le Soldat blessé et, insouciant, l’installa sur un bateau de papier dans le torrent de pluie qui emportait tout sur son passage.
La mer des caniveaux l’attendait.
Porté par la tempête
Le Soldat se retrouva lancé dans un tourbillon d’eau trouble.
Les murs d’égout se resserraient autour de lui.
Le bateau de papier, frêle embarcation, se déchirait peu à peu.
Un rat gigantesque surgit, ses dents jaunes comme de l’ivoire terni.
« On ne passe pas sans payer ! » hurla-t-il, sa voix résonnant comme un coup de tonnerre.
Le Soldat, fidèle à ce qu’il était, garda son calme.
Même dans la peur, il demeurait droit, fier, inflexible.
Le courant l’emporta, loin du monstre, mais aussi loin de tout espoir.
Le bateau céda.
L’eau l’engloutit.
Puis plus rien.
🐟 L’obscurité — avalé par le destin
Quand il reprit conscience, le Soldat était prisonnier d’un monde organique, humide, vivant.
Le ventre d’un poisson.
Le balancement lourd de la créature lui donnait la nausée, mais il ne cria pas.
Il ne pouvait pas.
Il ne savait pas.
Puis un couteau déchira l’obscurité.
La lumière jaillit.
Le Soldat glissa hors du poisson et retomba — miracle — dans la chambre d’où il était parti.
Son regard chercha immédiatement la ballerine.
Elle était là, immobile, fidèle à ce qu’elle avait toujours été.
La revoir lui déchira le cœur.
Il aurait voulu marcher vers elle. Une seule fois.
Mais son corps de plomb était figé par le destin.
Le bûcher
Sans comprendre, il fut soudain saisi par une main brutale.
Un enfant, indifférent à ses aventures, le considéra un instant, puis déclara :
« Il est tout abîmé. On n’en veut plus. »
Et il le jeta dans le poêle ardent.
Le feu rugit immédiatement.
Les flammes s’enroulèrent autour du Soldat, léchant son uniforme, chauffant son métal jusqu’à la douleur.
Pour la première fois, le Soldat sentit qu’il allait fléchir.
Mais c’est alors qu’une rafale ouvrit la fenêtre.
La ballerine s’anima, portée par un souffle.
Elle flotta, légère, comme un flocon de neige… droit vers le feu.
Elle tomba à ses pieds.
La flamme la dévora instantanément.
Dans un instant d’éternité, les deux corps — le papier fragile et le métal tenace — furent consumés ensemble.
Lorsque le feu s’éteignit, on fouilla parmi les cendres.
Il ne restait plus de la ballerine qu’un fil brûlé.
Et du Soldat, un petit cœur de plomb, parfaitement formé, intact.
Le cœur que personne n’avait vu
Le Soldat qui paraissait froid, impassible, de pierre…
avait porté en lui un cœur plus vrai, plus brûlant que n’importe quel être vivant.
Et c’est ce cœur que le feu n’avait pas pu détruire.